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Causerie

On attendait avec curiosité le résultat de la gageure faite par M. Paulian, le rapporteur d'une des sections du dernier congrès philanthropique d'Anvers. Il a parié que pendant huit jours il vivrait grassement aux dépens des bonnes âmes en mendiant sur la voie publique.

Il a déjà tenté cette épreuve, du reste, et il sait à quoi s'en tenir. Son but est de démontrer que la profession de mendiant est plus lucrative dans les grandes villes que le travail régulier, et qu'il y a lieu de réorganiser la charité publique. Cette dernière, en effet, ne s'ouvre guère qu'au profit de fainéants indignes d'intérêt.

Bien grimé en mendiant, loqueteux et en choisissant les bons endroits, M. Paulian est convaincu qu'il n'encaissera pas moins d'une quinzaine de francs par jour! Or, comme il sera nourri par les fourneaux économiques, les établissements dits de la Bouchée de pain et les diverses associations charitables; que, d'autre part, il sera gratuitement logé dans les dortoirs de l'Hospitalité de nuit, il n'aura rien à dépenser, de telle sorte qu'au bout de la semaine il aura amassé un pécule de 100 à 120 francs!

Quel est le brave et laborieux ouvrier qui pourrait obtenir un pareil résultat ?

Il va sans dire que l'exploitation de la charité s'effectue aux dépens de la vraie misère. Les bonnes gens ne veulent pas se donner la peine de s'enquérir ; il est plus facile de mettre la main à la poche et d'en tirer quelque monnaie, au risque de subventionner le vice et la paresse.

Les mendiants de profession sont une véritable plaie sociale qu'il faudra s'occuper de guérir par une bonne organisation des secours.

Pour montrer à quel point on peut être trompé en donnant sans contrôle, voici quelques faits :

Une personne charitable et très riche a procédé à une enquête sur le compte de plusieurs mendiants qui mettaient sa bourse en coupe réglée en lui dépeignant verbalement, ou par écrit, des détresses à fendre l'âme. Le philanthrope chargea des hommes sûrs de vérifier les choses, et voici quelques-unes des notes qu'on lui apporta : « Le nommé X..., demeurant rue..., n°..., est âgé de quarante-deux ans; bien portant, il est menuisier, mais il n'a paru dans aucun atelier depuis plusieurs années. Condamné trois fois à la prison pour vol et escroqueries. Il s'enivre fréquemment et se refuse à tout travail. »

Sur un autre qui se prétendait réduit au désespoir par la plus horrible misère: « A dix heures du matin il était encore au lit fumant sa pipe et lisant son journal. Il venait de prendre son café au lait et il y avait sur une table un poulet à peine entamé et plusieurs bouteilles de vin. »

Il y avait ainsi toute une longue liste de fausses misères démasquées.

Mais le comble, c'est que parmi ces imposteurs, il s'en trouvait un qui était propriétaire d'un immeuble ! Ses locations variaient entre quinze et dix-huit cents francs. Et comme cette somme ne suffisait pas à satisfaire ses goûts de bien-être, il demandait le supplément nécessaire à une savante mendicité ! Il aurait pu dire aux passants en leur tendant la main : Ayez pitié d'un pauvre propriétaire qui ne touche ses loyers que quatre fois par an...

La conclusion qui s'impose, c'est qu'il faut rechercher les vrais pauvres pour les secourir et se défier des mendiants de profession toujours assez faciles à reconnaître.

Ce qu'il y a d'amusant, c'est que ces francs-mitous sont divisés en castes. Il y a une aristocratie de mendiants, comme le montre le trait suivant : Deux de ces farceurs causent devant l'église Saint-Jean où il se font en général de belles journées. Passe un troisième mendiant qui échanga un salut avec l'un des deux causeurs. Qui est-ce ? dit l'autre. Oh ! un pauvre diable, répond le premier, avec un geste de dédain, il mendie à la Croix-Rousse !

Les garçons de cafés parisiens viennent de demander au Syndicat des limonadiers, l'autorisation de laisser croître leurs moustaches. Ils feraient peut-être mieux de s'occuper de la questions des pourboires. Je ne vois pas bien l'humiliation qu'il y a pour eux à jouer du rasoir dans une mesure plus ou moins étendue, tandis que le pourboire me paraît, au contraire, un présent peu flatteur.

Les garçons le sentent bien, en majeure partie, puisqu'ils ont essayé il y a trois ou quatre ans, de le faire remplacer par des appointements fixes; mais après un premier échec ils n'ont pas insisté et je crois qu'ils ont eu tort.

Le pourboire est une des plus injustifiables habitudes françaises puisqu'elle oblige des travailleurs à tendre la main et le consommateur à ajouter environ trente pour cent au prix des consommations. Cette contribution indirecte est tellement entrée dans nos moeurs qu'elle est considérée comme un droit absolu, et que certains garçons ne se gênent pas pour le rappeler, à l'occasion, à leurs clients.

Parfois, cependant ils tombent mal, comme dans le cas suivant :

Un consommateur qui vient de siroter son gloria, en dépose le prix net sur la table et se lève pour sortir, lorsqu'une voix murmure derrière lui : N'oubliez pas le garçon, monsieur, s'il vous plaît... Soyez tranquille, mon ami, je vous écrirai !

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